L’institut célèbre ses 40 ans cette année. Thierry de Montbrial, son président, revient sur la spécificité de cette institution, dont les travaux sont devenus influents à travers le monde.
LA TRIBUNE – Quel bilan tirez-vous de ces quatre décennies ?
THIERRY DE MONTBRIAL – En 1979, nous avons voulu doter la France d’un établissement qui s’inspirait de deux grandes institutions anglo-saxonnes, aujourd’hui quasi centenaires : Chatham House au Royaume Uni ,et le Council on Foreign Relations aux États-Unis, créés juste après la Première Guerre mondiale. Cela nous donne un statut unique en France, car nous sommes à la fois une institution de recherche et un lieu de débat sur les grandes questions internationales. Nous avons de nombreux chercheurs dédiés qui travaillent à temps plein à l’Ifri sur les problèmes actuels.
Nos travaux sont destinés à aider des acteurs publics et privés à la prise de décision et à alimenter le débat public, notamment dans les médias. Notre reconnaissance internationale est très établie, d’autant plus qu’une autre partie de notre action consiste à accueillir de grandes personnalités internationales en France, comme très prochainement Henry Kissinger, qui, malgré ses 96 ans, reste une autorité majeure dans le domaine des relations internationales. La France abesoin d’une institution comme l’Ifri.
L’Ifri en quelques chiffres, c’est quoi ?
Nous comptons plus de 50 collaborateurs, dont une trentaine de chercheurs à temps plein, auxquels il faut ajouter une vingtaine de chercheurs associés. Notre budget s’élève à 6,6 millions d’euros, dont un peu moins de 20 % provient d’une subvention du Premier ministre, et non du Quai d’Orsay, comme on le croit souvent. Le reste vient du soutien d’entreprises et n’est pas, dans notre déontologie, la contrepartie de services et évidemment pas d’actions de lobbying. Nous avons un positionnement public-privé plutôt équilibré, dans le sens de l’intérêt général.
L’État joue le rôle d’une fondation, nous évitant de nous transformer en consultants ou en lobbyistes. Quant au financement provenant d’entreprises privées, il faut préciser qu’aucune ne peut contribuer pour plus de 5 % du budget total. Il n’y a pas de conflits d’intérêts puisque, en règle générale, plusieurs d’entre elles contribuent au financement d’un même programme. Et nous ne nous faisons jamais dicter nos conclusions. Dans un environnement de plus en plus complexe, nos partenaires cherchent davantage à être éclairés que conseillés.
Quelle est votre philosophie en tant que think tank ?
Nous nous voulons « réalistes ». En France, le mot est souvent associé au cynisme, alors que nous analysons les situations telles qu’elles sont. Si des décideurs nous demandent nos analyses sur la Chine ou la Russie, c’est d’abord pour gagner en compréhension.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres think tanks ?
Au moment de la création de l’Ifri, je dirigeais le Centre d’analyse et de pré- vision du Quai d’Orsay, et l’expression think tank n’était pas répandue. Le terme est d’origine militaire, il qualifiait plutôt des entités comme la Rand Corporation. Il s’est propagé dans les années 1990, tout comme celui de « géopolitique » depuis les années 1980. Aujourd’hui, tout est géopolitique, et tout groupe de réflexion est un think tank. Selon notre définition, un vrai think tank se caractérise d’abord par le fait d’avoir des chercheurs à plein temps, qui ont une formation spéciale.
Ainsi, Thomas Gomart, actuellement directeur de l’Ifri, a fait toute sa carrièrede chercheur ici. En France, je ne vois que l’Ifri comme équivalent de Chatham House. Nous ne suivons pas une logique d’advocacy, nous n’assumons pas de positionnement idéologique, nous nous considérons comme non partisans, précisément en raison de notre positionnement réaliste. En nous disant Européens, nous sommes plus dans le domaine de la raison que de la passion.
Comment se définit votre travail ?
La caractéristique des travaux de l’Ifri est le sérieux de leurs fondements. L’in- formation et l’analyse sont solides. Nous publions souvent en quatre langues, français, anglais, allemand et russe. Nous sommes lus par nos pairs dans le monde entier. La raison, je le répète, est que nous sommes attachés à décrire le réel.Par exemple, j’étais frappé, dans les années 1970, d’écouter de nombreux spécialistes sympathisants du tiers-monde dénoncer l’argent investi dans l’armement plutôt que dans le développement. Mais que voulait dire un monde sans armement ? Et comment passerait-on d’un budget à un autre ?
Nous préférons, à ce genre d’indignation permanente, poser des questions en nous confrontant à la réalité, en essayant de déterminer ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas. Prenons l’exemple de la lutte contre le réchauffement climatique. Il n’y a pas de doctrine officielle de l’Ifri sur ce sujet car nous favorisons la liberté de débat à condition que tout soit sérieusement argumenté. Cela dit, lorsque s’est tenue la COP 21 à Paris, et que des engagements ont été pris, nous savions que cela ne changerait pas radicalement les choses, car les États ne savent pas encore comment aboutir à un accord efficace qui engagerait effectivement tous les pays. L’apprentissage prendra encore beaucoup de temps.
Source: La Tribune