Autor: Rares Burlacu, Lector Quebec ENAP, Cercetator asociat ISEE
L’arrestation récente des deux pilotes turcs qui ont abattu un avion russe il y a quelques mois est lourde de sens pour comprendre le nouveau cadre qui se dessine au lendemain du coup d’État en Turquie. Le président turc, à l’occasion, fustigeait la Russie, qui était coupable, à ses yeux, d’avoir provoqué l’incident. Des entrées dans l’espace aérien turc ont été invoquées par les Turcs pour justifier l’incident, qui a été suivi par des gestes diplomatiques très durs du côté russe.
Mais voilà comment le cours de l’histoire peut changer brusquement. Par l’arrestation de ces deux pilotes (qui ne comptent pas beaucoup, au moins arithmétiquement, dans l’ensemble de la purge de 50 000 personnes qui a suivi le coup d’État), le président Erdogan veut se donner une marge de manoeuvre amplement suffisante pour entamer des discussions avec son homologue russe.
La réconciliation espérée avec le leader russe mettra fin à son ambiguïté quant à la crise syrienne (appui aux factions sunnites modérées, adversité déclarée face au président Assad, etc.). Les vives critiques adressées à son allié américain depuis quelques jours laissent présager, d’une manière pas très diplomatique, qu’il ne faut plus tenir pour acquis son appui indéfectible à l’Alliance nord-atlantique.
D’ailleurs, les attaques aériennes contre le groupe État islamique perpétrées depuis la base terrestre d’Icirlik ont été retardées du fait de l’arrestation au lendemain du coup des dirigeants militaires qui l’opéraient. Pas moins de 50 têtes nucléaires sous le contrôle de l’OTAN étaient ainsi mises hors d’usage pendant plus de 24 heures, scénario digne de la « comédie militaire » de Stanley Kubrick, Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe.
L’arrestation des deux pilotes prépare donc le terrain à un dialogue à saveur géopolitique avec des implications majeures pour la scène internationale.
L’abandon des pratiques libérales (épuration en masse, possible réintroduction de la peine de mort — abolie en 2004 —, interdiction aux professeurs d’université d’aller en mission à l’étranger, fraudes électorales signalées par l’OSCE, restriction des médias — il faut obtenir un permis de journaliste auprès du gouvernement pour avoir le droit à une plume — et j’en passe) ouvre la voie à l’instauration d’un conservatisme pur et dur. Petit détail à noter, le coup raté de l’armée a été reçu comme « un cadeau de Dieu » par Erdogan, lui-même suivi par un appel de sortie dans les rues lancé au peuple par 80 000 mosquées à l’ordre du président et du Dyanet, le comité directeur des autorités étatiques religieuses. Il est évident alors que l’architecture du pouvoir turc reposera, dorénavant, sur un partage imminent avec les leaders d’inspiration religieuse.
Avant que la Turquie devienne un pays séculaire sous la présidence Atatürk dans les années 1920, les puissances occidentales avaient l’habitude de la nommer « l’homme malade de l’Europe ». Alliée avec l’Allemagne lors de la Grande Guerre, la Turquie défiait l’ordre existant tant sur des bases administratives que religieuses. À l’époque, l’autorité religieuse appelait néanmoins au djihad contre la France, la Russie et la Grande-Bretagne, coupables « d’attaquer le califat pour annihiler l’Islam ». Tous les « Mahométans » de partout avaient comme devoir religieux de protéger avec leur corps les possessions de Djat (djihad), demande rejetée par des musulmans de l’Empire britannique ou de l’Inde, entre autres.
Finalement, le concept de « dar al-Islam » (que l’on pourrait traduire par la Maison de l’Islam ou le règne de la Paix) fut abandonné lorsque les dirigeants nationalistes séculaires de la nouvelle République de Turquie ont aboli la principale institution de l’unité panislamique et proclamé la sécularité de l’État turc.
Présentement, le risque d’une dérive vers une théocratie aux accents ottomans est très élevé, entraînant ainsi la possibilité que la Turquie revoie ses engagements en politique étrangère. Le flanc sud de l’OTAN devient subitement un maillon faible de son architecture militaire, dans une Europe qui est déjà affaiblie par le Brexit à l’autre extrémité (ouest) de son continent.
Cette mutation indésirable pourrait-elle signifier que « l’homme malade de l’Europe » est de retour ? L’histoire nous le dira.
*Articolul a fost publicat initial aici.